Frank Stella

Brazilian series

Stella abandonne le motif mais invente de nouveaux procédés qui démultiplient ces réseaux de contra- dictions. […] Si la complexité formelle ne tourne plus autour du rapport figure géométrique/motif décoratif, elle s’établit dans l’articulation d’espaces plus nombreux, infiniment plus vastes et codifiés.

D’abord des formes, rectangles, triangles, longues bandes, faites d’un morceau de métal découpé et traité selon la tradition de l’abstraction formaliste, dans leur platitude, couleur unie et opaque. A l’op- posé, certaines de ces plaques sont recouvertes d’une sorte de barbouillage régulier, masquant par- fois complètement le métal, le laissant apparaître à miroiter d’autres fois. L’application est all over. […]

Ensuite ces plans sont assemblés, décalés de quelques centimètres, avançant, reculant les uns par rapport aux autres. Pourtant Stella déclare ne pas être intéressé à proprement parler par la troisième dimension, qu’il ne se pose en aucune façon des problèmes de sculpteur. Seul le problème pictural le préoccupe et ce que réalisent ces bas-reliefs n’est ni plus ni moins que la littéralisation des effets de profondeur produits dans d’autres tableaux (plats). C’est à ce point que Stella a pu réaliser deux versions d’une même proposition formelle, l’une plate, l’autre en relief. La troisième dimension réelle n’intervient que pour interroger profondeur et illusionnisme de la peinture.

Enfin, ce qui choque peut-être le plus le regard habitué à la peinture moderne: l’abandon de la structure déductive (et alors même qu’une grande partie de la jeune peinture à la mode est en train d’académiser la logique du carré  dans le carré). Thématique formelle de la série : le rectangle. Il se décompose en ses diagonales, signifiées par les bandes, et en triangles découpés par ces diagonales. Déplacements de ces « morceaux », le rectangle éclate, la diagonale se confond avec un côté, les triangles se déplient et s’étalent autour d’un axe comme les feuilles d’un éventail. Un axe, autour duquel s’organisent les formes, leurs rapports de force. […] Cet espace en révolution est celui sou- vent utilisé par les primitifs italiens pour exprimer le mouvement en distribuant l’espace autour d’un centre, qu’il reprenait en écho tout en le mettant en valeur. […]

En fait, cet espace qui suggère le mouvement sans la profondeur, obligerait le peintre à une intrication très serrée de tous les éléments du tableau, leur homogénéisation. […] Le procédé ne pouvait trouver que des échos dans notre modernité, qui évite de particulariser des espaces distincts de l’es- pace global, institue un dessin qui investit de façon égale tout l’espace du tableau. C’est ce que l’es- pace tournant permet, en évitant une trop grande systématisation et un appauvrissement formel.

Dans le même tableau, plusieurs codes spatiaux s’imbriquent. Du coup, Stella se gare du danger qui pouvait guetter certaines séries précédentes, dans l’inépuisable élargissement de leur logique: une complaisance. L’œil qui analyse un récent Stella ne peut s’habituer, à aucun moment, à un enchaînement trop facile de rapports propres à un code. Il glisse inévitablement de l’un à l’autre, ou butera. Rarement peinture fut aussi homogène […] et rarement il fut aussi difficile de donner une définition de cette homogénéité, d’en produire une théorie, puisqu’elle est faite de l’agglomérat et des contradictions de plusieurs conceptions spatiales.

Catherine Millet, art press, novembre 1975, extraits

L’artiste

Né en 1936 à Malden dans le Massachusetts aux États-Unis, Frank Stella vit et travaille à New York. D’abord influencé par l’expressionisme abstrait, il en rejette finalement le lyrisme. Frank Stella est l’une des figures de proue de la peinture minimaliste des années 1960, se consacrant aux rapports entre forme et couleur. Créateur des « toiles découpées », dont la forme sort de la géométrie classique, la tridimensionnalité de ses peintures évolue jusqu’à l’amener à faire de véritables sculptures dans les années 1980.

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