La soupe à l’anguille

Essai

Fragments d’une exploration poétique et théorique par Selen Ansen, en dix jours, des œuvres de Jan Van Imschoot exposées au S.M.A.K. Il y est question de revenants, de Aby Warburg, Georges Bataille et Édouard Manet, entre autres.

Elles disent qu’elles exposent leurs sexes afin que le soleil s’y réfléchisse comme dans un miroir.
Monique Wittig [1]

À ce moment, je compris que nous allions descendre. C’était fini, nous n’irions jamais en haut.
Georges Bataille [2]

Un jour, l’iconologue Aby Warburg, qui étudiait la « survivance » et la « revenance » des gestes du pathos au travers des époques, s’est pris pour Saturne [3]. Sujet à des crises de délire au sortir de la Première Guerre mondiale, il fut persuadé que la viande qu’il ingérait était la chair de ses enfants. Ce chaos personnel lui procura une preuve supplémentaire que l’ancien refait surface dans le présent – et que le passé produit du futur. Dans le court intervalle entre sa guérison et sa mort, Warburg a poursuivi son étude de la migration des formes au moyen de son Atlas Mnémosyne (1924– 1929). Son montage d’images hétérogène invalide la conception chronologique du temps historique par le recours à des anachronismes, et s’efforce de montrer que la culture visuelle de l’humanité est faite de « fantômes » : des formes expressives du passé qui reviennent en surface hanter les images produites par les vivants. On y voit la capacité des gestes de ne jamais mourir tout à fait – et de ressurgir à tout moment.

JOUR 1 / […]

Moi, je regarde les œuvres de Jan et j’y vois tout autre chose. J’y vois des existences aimantées par le sol qui m’avertissent que tout tombe et continue de tomber. J’y vois la chair putrescible et des corps prosaïques qui sont l’assurance que nous ne volerons pas / que l’on meure et l’on jouit ici-bas. J’y vois également des lignes de force et d’opposition ; la montée des pulsions et des fantasmes ; la descente des solides et des fluides, la chute des idéaux ; les moyens de l’ivresse voisiner avec les instruments du crime ; le macabre pactiser avec le rire.

JOUR 2 / […]

Tout tombe et continue de tomber. La chute des choses hautes qui est contrebalancée par la remontée des choses basses me suggère que la démarche figurative de Jan est complice d’une forme d’abstraction ; que son geste ne vise pas la représentation de la violence pour elle-même ni même à alimenter sa surenchère ; qu’il cherche plutôt à mettre en évidence son refoulement. Montrer que les choses enfouies reviennent, chargées du poids de leur mutisme accumulé, avec la force d’impacter le présent et d’impressionner le futur. Jan a (au moins) un frère d’armes dans sa lutte contre le lissage des images, la fable civilisatrice qui fait de la violence le grand autre de l’humain, le partage entre humanitas et animalitas qui relève d’une décision culturelle et non d’un état des choses. Au siècle dernier, « Monsieur Bataille », qui figure aux côtés de « Miss Struggle » dans le titre de l’œuvre au tronc acéphale, a appelé cette lutte « bas matérialisme » avant de lui préférer le terme « hétérologie ». Écrivant à propos des fresques de la grotte paléolithique de Lascaux [4], Georges Bataille affirme le lien viscéral de l’acte d’image avec l’érotisme, le meurtre et le sacré. […]

 

La réflexion sur le présent et les présents, 2021. Huile sur toile, 170 × 190 cm

 

JOUR 3 / […]

J’avais tort de penser que la peinture de Jan calque le mouvement naturel de la vie matérielle en appliquant les lois de Newton aux choses et aux corps qu’elle dé-figure. Ces coulures qui font baver une écriture ronde, quasi enfantine, étendent l’entreprise de désublimation à la peinture elle-même. Elles mettent en évidence sa qualité de surface, la planéité et les limitations matérielles de son support. […] Altérer ce qu’il a sous la main, abaisser ce que l’histoire a élevé, c’est probablement ce que Jan artiste continue de faire en créant une peinture qui brandit sa condition matérielle, qui n’instruit rien, qui ne raconte rien, qui délaisse les grands récits et les gestes héroïques pour mettre en valeur des existences prosaïques. […]

Ses images tranchantes donnent accès aux gouffres
en superposant les couches,
en empilant les surfaces.

JOUR 5 / Hier, j’étais sur le point d’affirmer que Jan procède à la manière dont le chirurgien use de son scalpel / le boucher use de son couteau. Aujourd’hui, je me ravise. Son geste ne fend pas la matière, il rajoute de la matière à la matière. Ses images tranchantes donnent accès aux gouffres en superposant les couches, en empilant les surfaces. J’ai mis du temps à me rendre à l’évidence d’une évidence, d’une différence élémentaire qui distingue les corps que Jan dé-figure et celui que l’on possède. Contrairement au corps humain qui ne peut rester immobile que durant un temps limité, ceux-ci sont figés pour un temps indéterminé dans un geste, une scène, un système, un circuit d’échange. […] Progressivement, je les vois apparaître. Les revenants. Les motifs et les objets qui migrent d’une toile à l’autre, les images passées qui reviennent en surface une fois, deux fois et maintes fois hanter les surfaces du présent. À la différence des « revenances » inconscientes que Warburg s’est efforcé de mettre en lumière dans son Atlas Mnémosyne, les retours mis en œuvre par Jan sont des résurgences conscientes. Autrement dit, ses toiles investissent en pleine conscience un territoire déjà peuplé par une foule d’images, par des sommets atteints, des gouffres explorés, déjà hiérarchisé par des symboles. Le temps présent de l’image que je regarde est un montage de temps multiples et hétérogènes. Et Jan qui démantèle la chronologie se crée ainsi une généalogie toute personnelle. […]

 

Le jeu des jumeaux d’antan. A shepherdess’ madness in a flying oyster bar, 2020. Huile sur toile, 190 × 170 cm

 

JOUR 8 / D’un fantôme / l’autre. Il me semble identifier sans peine l’image ancienne qui revient en surface de L’Échange des bêtises (2021) en faisant peau neuve. À en croire les commentateurs de l’époque, Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet a été accueilli par des cris horrifiés lors de son exposition inaugurale en 1863 au Salon des refusés. […] Manet profane des scènes mythologiques et bucoliques de maîtres anciens (Raphaël, Titien, Giorgione) afin de subvertir leurs sages nudités et les conventions picturales. Les images passées, étrangères ou lointaines reviennent, jamais pareilles à elles-mêmes, jamais tout à fait fidèles à ce qu’elles étaient ; elles reviennent à une place actuelle. Réinterprétant la réinterprétation de Manet, L’Échange des bêtises est une mise en abyme, un jeu de miroirs qui atteste qu’un fantôme ne vient jamais seul. […] Jan ramène tout au premier plan, sous les sunlights : le plan d’eau et la femme, qu’il dénude au passage. Son geste réajuste les distances, réorganise la répartition des corps et le circuit des regards. Il supprime dans un même temps l’ailleurs et la profondeur, instaure le règne de l’ici et de la surface. Tout est là / rien n’est là. […] Les temps ont changé depuis les cris offusqués du Salon des refusés. Les sexes ont fait tomber les voiles ; ils se sont émancipés des chambres à coucher, des salles de bains, des paysages bucoliques, des ateliers de peintre, des rares lieux où leur nudité était acceptable. À présent, ils s’exhibent, sortent au grand air sans avoir besoin d’alibi. L’objet du scandale n’est plus le sexe mis à nu dans la variété de ses états, de ses actions, de ses usages possibles et des lieux. Le scandale sans âge consiste à traiter un sexe (quel qu’il soit) comme on traite un visage. […]

 

L’amélioration de l’inexistence, 2022. Huile sur toile, 170 × 150 cm

 

JOUR 10 / […]. La soupe à l’anguille (Aalsuppe) est un plat traditionnel de Hambourg qui se prépare avec des restes et des ingrédients hétéroclites. Cette « soupe de tout » ne contenait pas d’anguille à l’origine [5]. D’une anguille / l’autre. […] La soupe-à-l’anguille-sans-anguille est pour ainsi dire le prix à payer pour accéder aux nœuds et à la complexité de l’existence. Pour saisir ces nœuds, il convient de fermer la bouche, d’ouvrir les yeux, et de regarder les images qui en sont dépositaires. Alors il arrive que, regardant une image et ses propres nœuds, on voie les revenants : la foule de gestes révolus qui se refont une nouvelle vie en s’imprégnant des temps actuels. C’est en regardant ce nœud d’images, en recherchant dans l’hétérogène le spectacle d’ « un monde qui accéderait à la cohérence [6] » que Warburg a retrouvé sa tête après l’avoir perdue. Sur mon mur blanc voisinent Curlieman, Baubo, Miss Struggle, Monsieur Bataille, Édouard, Aby, Madame Edwarda, Sainte-Victoire et tous les autres. Je me dis qu’en ce qui concerne la peinture de Jan, la soupe à l’anguille sous-tend le refus de l’aquarium. Et que la manière dont elle soulève et intensifie nos vies basses et hétéroclites permet une saisie des choses d’une homogénéité aveuglante.

 

L’échange des bêtises, 2021. Huile sur toile, 190 × 340 cm

 

Jan Van Imschoot, ‘The End is Never Near’
S.M.A.K., Ghent, Belgique,

jusqu’au 3 mars 2024.

SELEN ANSEN (née en 1975) est une théoricienne de l’art et commissaire d’exposition qui vit et travaille à Istanbul. Titulaire d’un doctorat en Théories et Pratiques des Arts obtenu à l’université Marc Bloch de Strasbourg, Selen Ansen a enseigné la littérature comparée, la théorie des arts et l’esthétique dans des universités et écoles supérieures d’art en France et en Turquie. Depuis 2015, elle est commissaire d’exposition à Arter, une institution à but non lucratif pour l’art contemporain qui est établie à Istanbul. Ansen a contribué à des catalogues d’exposition et monographies d’artistes, et assuré le commissariat de plusieurs expositions à l’échelle internationale.

Ce texte reprend des extraits choisis de l’essai de Selen Ansen « La soupe à l’anguille » intégralement publié dans la monographie The End is Never Near; co-éditée en 2022 par le S.M.A.K, les Éditions Fonds Mercator et TEMPLON.

[1] Monique Wittig, The Guérillères (London, 1971), p. 19.
[2]Georges Bataille, ‘Éponine’, Poèmes et nouvelles érotiques (Paris, 1999), p. 81.
[3] Les Romains associaient Saturne à Cronos, le dieu grec du Temps qui dévora un à un ses propres enfants à mesure qu’ils naissaient, par crainte d’être détrôné par eux.
[4] Lascaux ou la naissance de l’art, de Georges Bataille, est publié la même année que l’essai Manet (1955), du même auteur.
[5] L’on suppose que cette bizzarerie provient de la proximité phonique entre l’appellation dialectale aol suppe (soupe de tout) et aalsuppe (soupe d’anguille).
[6] Julio Cort.zar, Hopscotch (New York, 2016), p. 469.

Né à Gand en 1963, Jan Van Imschoot vit et travaille en France depuis 2013. Jan Van Imschoot explore les possibilités de la peinture, élaborant une œuvre à forte charge critique et dramatique avec de nombreuses références artistiques, du Tintoret à Luc Tuymans, en passant par Goya ou Matisse. Jan Van Imschoot installe ses personnages, décors et narrations dans les marges de l’Histoire, à coup de perspectives recomposées, de tons forcés, de corps en mouvement et d’un coup de pinceau qu’il qualifie d’ « anarcho-baroque ». Son travail explore les motifs de la liberté, de la censure et de la violence des systèmes politiques ou idéologiques.

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