Les projets Hammer : Chiharu Shiota

Nika Chilewich examine les liens entre le travail de Chiharu Shiota et l’histoire de l’avant-garde japonaise, une nouvelle relation performative au médium. Elle développe les notions de radicalité contemporaine dans l’art de l’installation et se penche sur l’approche humaniste de l’institution comme collectivité, à l’œuvre dans l’intervention de l’artiste au Hammer Museum.

Véritable alchimiste de son médium, Chiharu Shiota a passé la plus grande partie de sa carrière à extraire une langue poétique d’un matériau unique : le fil. Au cours d’une pratique de près de trente ans de condensation formelle, l’artiste japonaise a développé une relation conceptuelle transcendante à ses matériaux. Ses paysages monolithiques et in situ abordent des questions liées au temps, à la permanence, la présence et la mortalité. La matière devient le prétexte à une discussion sur la nature universelle de l’expérience subjective et le désir qui l’accompagne. Ses gestes vastes et éphémères s’approprient l’espace architectural qui les entoure avec des lignes de fil abstraites tissées dans des paysages fantastiques. L’utilisation par l’artiste de fils rouges, noirs ou blancs pour créer des installations monochromatiques tempère la portée presque cinématographique de son lyrisme formel.

Chiharu Shiota aborde le site physique comme un espace idéologique, un cadre dans lequel ses installations explorent les relations entre et au sein des entités institutionnelles qui soutiennent la production de chacune de ses œuvres. Humaniste dans son approche de l’institution, la pratique de l’artiste consiste à considérer le musée non comme une entité singulière mais comme le réceptacle de la communauté d’individus qu’il accueille à un moment donné. Un démenti du type de « dévoilement » ou de mise en accusation de l’espace du musée ou de la galerie qui a été popularisé aux États-Unis dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle, son travail peut être vu comme la mise en scène d’une danse institutionnelle entre l’individu et le corps collectif.

Chiharu Shiota, qui offre délibérément peu d’informations contextuelles sur son travail, a qualifié ses installations de dessins dans un espace à trois dimensions – une description qui subvertit les distinctions traditionnelles entre les médias artistiques et souligne l’importance du processus dans son travail. Au lieu de s’inscrire dans les traditions de l’artisanat et du fiber art, elle utilise son matériau de prédilection pour accéder à de nouveaux états contemplatifs, grâce à la simplicité d’un geste unique répété au fil du temps. Ce processus méditatif, presque spirituel, lui permet de retracer la relation entre l’âme, le corps et l’esprit qui s’éveille lorsque le corps entre en contact avec le monde matériel. Mis en action par une collectivité de corps à une échelle qui reflète celle de l’architecture religieuse ou civile, les dessins sculpturaux de Shiota tentent d’aller au-delà de l’individu pour atteindre une conception plus universelle de l’expérience humaine.

D’après la mythologie japonaise, un fil rouge invisible attaché au doigt d’un petit garçon ou d’une petite fille à sa naissance le ou la lie à un réseau de personnes appelées à jouer un rôle important dans sa vie. Ces histoires ont conduit Chiharu Shiota à utiliser le fil ; et les rencontres avec ses installations, qui font appel à la nature illusoire de la représentation figurative, prennent souvent un caractère mythique. C’est particulièrement vrai lorsque des objets quotidiens tels que des clés, des fenêtres ou des lettres d’amour sont tissés dans ses paysages sculpturaux, en leur insufflant une tonalité narrative élégiaque dans laquelle l’objet invoque l’absence de la forme humaine [1].

HUMAN RHIZOME (détail), dimensions variables, 2023

Chiharu Shiota a d’abord suivi une formation de peintre au Japon avant de poursuivre ses études en Allemagne, où elle habite actuellement. L’une de ses premières installations, Becoming Painting (1994), a donné le ton de sa trajectoire artistique en établissant deux éléments centraux de son travail : l’utilisation du fil comme objet d’enquête singulier et un positionnement artistique incarné et performatif du soi dans le travail. À partir de là, elle a continué à explorer et à construire son propre lexique. À mesure que ses installations ont pris de l’ampleur, elle a passé d’innombrables heures à tisser le fil sur lui-même, ses mains entrant et sortant de la matière tissée, faisant de l’acte de tisser – une forme genrée de travail créatif qui a été reléguée aux marges non rémunérées de notre économie culturelle en raison de son association avec les femmes – une quête philosophique et spirituelle complexe.

[…] la BEAUTÉ est une invitation offerte aux spectateurs et spectatrices à s’engager dans un ÉCHANGE COLLECTIF horizontal.

Le travail de Chiharu Shiota incarne un rejet des hiérarchies artistiques traditionnelles centrées sur le conceptualisme américain et européen, et présente une affinité avec l’héritage de l’avant-garde japonaise de l’après-seconde guerre mondiale. Son utilisation de la performance comme moyen de représenter la relation entre la forme artistique et l’esprit humain rappelle par exemple la production du groupe d’art action Gutai [2], tandis que son approche systématique du processus artistique et le choix de son médium reflètent les explorations minutieuses du matériau artistique entreprises par les artistes associés au mouvement Mono-ha. Leurs pratiques reposaient sur une sensibilité au processus de formation de la perception et aux systèmes affectifs dans lesquels elle s’inscrit [3].

Quoique Shiota ne dédaigne pas les affinités entre son travail et les premières histoires conceptuelles japonaises, elle ne cite pas les mouvements expérimentaux parmi ses influences. Elle a constaté cependant que les artistes de cette génération étaient presque exclusivement des hommes, et cette réalité a contribué à sa décision de quitter le Japon [4]. Sa pratique se démarque principalement de celles de l’avant-garde japonaise d’après-guerre par sa célébration de l’espace figuratif. Au lieu de rejeter la relation entre la figuration, la création artistique occidentale et les valeurs culturelles eurocentriques, Chiharu Shiota mobilise un sens de la beauté lyrique et de la théâtralité narrative pour sa capacité à transporter le spectateur ou la spectatrice. Elle utilise l’espace représentationnel comme un mécanisme de séduction : il fait partie d’un arsenal d’outils qu’elle mobilise pour transporter les spectateurs et spectatrices hors de leurs vies quotidiennes, dans un espace transcendant de vénération et de curiosité.

THE KEY IN THE HAND, 2015, dimensions variables, Pavillon japonais, Biennale de Venise

Les paysages délicatement construits sont, pour l’artiste, autant l’enregistrement d’une performance qu’une exploration des concepts fondamentaux de la figuration : des éléments tels que la qualité du trait, l’ombre, la densité, le poids et l’échelle. Ses œuvres évoquent le concept d’infini, comme en témoignent les centaines de milliers de cordons qui composent chacune de ses œuvres. Il s’agit d’un exercice de « faire-monde », où la beauté est une invitation aux spectateurs et spectatrices à s’engager dans un échange collectif horizontal. Dans cette perspective, chaque installation devient une sorte de théâtre d’interrelations entre l’artiste, son équipe, la communauté institutionnelle qui accueille l’œuvre et, enfin, ses différents publics, présents en direct ou virtuellement. Ces installations montrent le fonctionnement d’une structure macro-poétique créée à travers le processus révélateur de la répétition. Chaque œuvre bourdonne d’un chœur de gestes phénoménologiquement chargés qui contiennent une multitude de points d’entrée, capables de déplacer les spectateurs et spectatrices de leur existence quotidienne et de susciter une réflexion sur l’évanescence du temps et l’expérience fugitive mais sacrée de la présence.

Cette machine poétique analogique constitue précisément le sujet de The Network (2023), l’intervention de Chiharu Shiota dans le hall récemment rénové du Hammer Museum. Basée sur une série de questions qu’elle adresse à sa propre pratique, The Network est sa première installation d’ampleur qui interroge sa poétique personnelle. En lieu et place d’objets de récupération, l’œuvre utilise la forme et le processus pour engendrer une sorte de call-and-response entre l’artiste et le musée. En posant des questions sur sa propre existence, The Network emploie le langage visuel et le style poétique de l’artiste pour établir des parallèles – des points de ressemblance  et de tension – entre sa pratique, les communautés qu’elle implique et les histoires collectives implicites dans l’architecture institutionnelle du musée. The Network est une conversation sur les relations qui sous- tendent notre expérience créative, qui trace les contours d’une expérience vécue et partagée et évoque les expériences qui ont changé le cours de nos vies individuelles et collectives.

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‘Hammer Projects: Chiharu Shiota’, Hammer Museum (Los Angeles), jusqu’au 27 août 2023. Commissaire : Erin Christovale, assistée de Nika Chilewich.
 Chiharu Shiota, ‘Memory under the Skin’, Templon Paris, jusqu’au 22 juillet 2023.

Nika Chilewich est conservatrice et historienne de l’art, spécialisée dans l’art latino-américain et les héritages de la pensée féministe décoloniale et queer/cuir. Elle est membre fondateur du collectif d’études subcritiques Los Yacuzis, cofondatrice de l’association artistique à but non lucratif LAR Arts, ainsi que cofondatrice et co-éditrice d’Erizo : A Journal of the Arts, une revue bilingue de poésie et d’art des Amériques. Au Hammer Museum, elle a contribué aux expositions, publications et programmes de Chiharu Shiota (2023), Andrea Bowers (2022), Lauren Halsey (2019) et son plus grand projet, ‘Witch Hunt’ (2021).

Cet essai a été édité par le Hammer Museum de Los Angeles à l’occasion de l’exposition de Chiharu Shiot. Tous droits réservés.

  1. C’est le cas par exemple de House of Windows (2005), A Key in Hand (2015) et, plus récemment, de Letters of Love (2022), dans lequel Shiota demandait aux spectatrices et spectateurs de lui soumettre des lettres de remerciement adressées à une personne de leur entourage.
  2. Le groupe Gutai a été fondé par Jirō Yoshihara dans les années 1950. C’est sans doute aujourd’hui le plus connu des collectifs qui sont apparus durant cette période de l’histoire de l’art japonais. Sur ces histoires, voir Mika Yoshitake, « Breaking Through: Shōzō Shimamoto and the Aesthetics of “Dakai” », dans Target Practice: Painting under Attack 1949-78, Seattle, Seattle Art Museum, 2009, p. 106-123.
  3. Mika Yoshitake, « What Is Mono-Ha? », Review of Japanese Culture and Society, n° 25, décembre 2013, p. 204.
  4. Chiharu Shiota, conversation avec l’autrice, 24 janvier 2023.

Née à Osaka au Japon en 1972, Chiharu Shiota vit et travaille à Berlin depuis 1997. Usant de fils tissés, l’artiste combine performances, art corporel et installations dans un processus qui place en son centre le corps. Sa pratique artistique protéiforme explore les notions de temporalité, de mouvement, de mémoire et de rêve et requièrent l’implication à la fois mentale et corporelle du spectateur.

Chiharu Shiota