Michael Ray Charles et Mara Hoberman

Entretien

Mara Hoberman s’entretient avec Michael Ray Charles, dans la dernière ligne droite de la préparation de sa première exposition à New York depuis 24 ans : ‘Veni Vidi’ à la galerie Templon.

Mara Hoberman – J’aimerais, pour commencer, vous poser une question sur le titre de l’exposition, ‘Veni, Vidi’. La formule comprend habituellement un troisième mot, mais vous l’avez omis. Pourquoi ?

Michael Ray Charles – « Je suis venu, j’ai vu. » C’est tout. La partie « j’ai vaincu »… c’est une tout autre histoire. Mon objectif n’est pas de « vaincre ». Pour moi, « Je suis venu, j’ai vu » renvoie au fait que j’ai pu développer un langage visuel et utiliser ce langage visuel pour exprimer quelque chose sur le monde, sur ce que j’ai vu et sur ce que je vois.

MH – Victor Hugo a écrit un poème sur sa fille intitulé « Veni, vidi, vixi[1] », que l’on peut traduire par : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu ». Le titre de votre exposition correspond peut-être à ce contexte familial et à la façon dont la famille s’inscrit dans un sens plus large de l’histoire.

MRC – Oui, je repense souvent à l’époque où mon fils était au collège et se passionnait pour le le sport. Ma femme collectait des fonds pour l’équipe et voulait acheter des trophées à distribuer aux collégiens. Nous étions donc dans la boutique, en train de regarder tous les trophées, et nous avons constaté que notre fils et ses camarades de classe n’étaient représentés nulle part. Les visages qui figuraient sur les trophées étaient très génériques, bien sûr, mais ils faisaient aussi clairement référence aux Blancs. Aucun d’entre eux n’avait quoi que ce soit à voir avec les collégiens de l’équipe de sport de mon fils qui étaient Noirs, Indiens et Vietnamiens. Je trouve très difficile – et révélateur – que, même si nos enfants sont doués et supérieurs, et que nous voulons le reconnaître, la seule option soit un trophée qui ne leur ressemble en rien. J’ai pris conscience que, même dans les moments de triomphe, les minorités sont confrontées à la défaite de bien des manières parce que les symboles de la réussite et de l’excellence ne leur ressemblent pas.

MH – L’exposition comprend aussi une tableau qui porte le même titre que l’exposition, (Forever Free), Veni, Vidi. On y voit les têtes de deux présidents américains (Abraham Lincoln et Lyndon B. Johnson), attachées aux deux extrémités d’une ficelle tenue par un buste noir androgyne, vêtu d’un bustier. Les figures historiques sont américaines mais le cadre semble très européen en raison de certains détails architecturaux (comme les moulures ornées) et les meubles (la console aux pieds dorés). Le contraste entre les cultures et les époques est-il délibéré ?

MRC – C’est très délibéré. Je suis bien conscient de la façon dont l’architecture et l’architecture d’intérieur créent un contexte culturel. Les éléments de conception architecturale que vous relevez, comme les moulures de couronnement ou le lambris, sont encore appréciés aujourd’hui, mais ils rappellent aussi une certaine période historique, qui évoque le pur plaisir pour certains et la pure douleur pour d’autres. Ce tableau, comme d’autres, est donc ma façon de mettre en avant le passé et de fournir un contexte historique. Dans ce tableau et dans d’autres de l’exposition, il y a des références à Versailles et aux ornements typiques des cathédrales européennes des années 1600. Il est également important que le contexte architectural reste superficiel, en ce qui concerne la représentation de l’espace. Je continue de m’intéresser à l’idée que la vie est une performance, et donc que mes tableaux s’inscrivent toujours dans des cadres très théâtraux, scénographiques.

MH – En ce qui concerne les têtes en papier des deux présidents américains, il semble qu’elles soient mises en balance. Elles sont suspendues de part et d’autre de la ficelle rouge, mais il y a une ambiguïté quant au fait de savoir si elles sont évaluées en fonction de leurs vertus ou, éventuellement, de leurs doutes.

MRC – Je pense que les décisions importantes que les deux leaders ont fini par prendre, indépendamment de savoir s’ils étaient totalement favorables à l’émancipation (dans le cas de Lincoln) et aux droits civiques (dans le cas de Johnson), sont comme des parenthèses qui encadrent l’expérience noire en Amérique. Pendant le Covid et le moment que je qualifierai de « prise de conscience » qui est intervenu peu après la mort de George Floyd (le 25 mai 2020), il y a eu une grand insistance sur la guerre de Sécession. Il semble que les Américains ne parviennent toujours pas à se mettre d’accord sur le véritable enjeu de cette guerre. En regardant autour de moi et en observant ce qui se passait politiquement après la mort de George Floyd, j’ai eu l’impression que nous reculions sur le plan de la législation et du type de langage utilisé ainsi que sur le plan d’une dérobade générale – ou d’un mépris total – devant la vérité. De nombreux éléments qui, selon moi, avaient permis d’unir la société américaine et d’ouvrir la voie à une époque plus tolérante dans les années 1970, 1980 et 1990 ont été éliminés. Toute la confiance qui avait été gagnée s’est perdue soudainement. Quand je pense à tout cela, le symbole du pendule qui va et vient dans la façon dont les Africains sont perçus me semble très important.

(Forever Free) A One ‘Man’ Show, 2022. Latex acrylique et penny de cuivre sur toile, 240 x 177, 5 cm.

MH – La plupart des tableaux de ‘Veni, Vidi’ ont-ils été réalisés après la mort de George Floyd, ou avez-vous travaillé sur certains d’entre eux depuis beaucoup plus longtemps ?

MRC – Il est intéressant de noter que j’ai fait très peu de choses sur le plan artistique pendant la pandémie. Cette exposition comprend donc des œuvres qui ont été créées pour la plupart ces dernières années. Certains tableaux sont fraîchement débarqués, ils n’ont été terminés que l’automne dernier.

MH – Je sais que votre pratique implique beaucoup de recherche approfondie. Qu’avez-vous exploré récemment ?

MRC – Je lis en permanence. Pendant un moment, j’ai essayé de comprendre les images de Noirs qui apparaissaient dans l’Antiquité. Je lisais le livre de Frank Snowden, Blacks in Antiquity: Ethiopians in the Greco-Roman Experience. Il n’est pas vrai qu’il n’y avait pas de racisme dans la Rome antique. Le racisme est un sous-produit de l’ignorance associée au pouvoir. Si vous examinez certaines de ces premières représentations des Noirs, je pense que vous verrez que ces images peuvent être liées aux stéréotypes du XIXe siècle. Je ne le dirai jamais assez : dans mon travail, et en général, le passé est présent.

(Forever Free) My Long Tail Butterfly, 2022. Latex acrylique et penny de cuivre sur toile, 240 x 177, 5 cm.

Michael Ray Charles, ‘Veni Vidi’, Templon New York, jusqu’au 6 mai 2023

Mara Hoberman est historienne et critique d’art. Elle contribue régulièrement au magazine Artforum et travaille actuellement au catalogue raisonné de Joan Mitchell.

[1] Publié en 1856 dans Les Contemplations.