Sculptures-épidermes et organes vestimentaires : une conversation avec Jeanne Vicerial

Entretien

L’historienne de l’art Ida Soulard interroge Jeanne Vicerial sur les origines et les évolutions de sa pratique. L’artiste évoque son travail de recherche en design de mode et son rapport au corps, ses débuts en sculpture, son engagement pour le digital craft et l’importance de la démarche collaborative.

IS : Comment l’idée de produire des sculptures tissées vous est-elle venue ?
JV : J’ai passé, en 2019-2020, une année en résidence à la Villa Médicis, à Rome, et c’est là que m’est venue l’envie de réaliser mes propres sculptures. J’avais originellement l’idée d’étudier les corps et les vêtements masculins, mais en observant les sculptures du parc de la Villa et en découvrant les Vénus aux draps mouillés, les représentations de femmes dans des postures lascives avec un drapé qui a toujours l’air de tomber comme par accident, j’ai décidé de me concentrer à nouveau sur le corps féminin. J’ai commencé par copier en 3D le buste d’une Vénus qui se trouvait dans la loggia dite « de Cléopâtre », aménagée par le cardinal Ferdinand de Médicis, et j’ai élaboré des sculptures-costumes en atelier avant de faire deux essayages avec la sculpture réelle et d’en extraire une série de photographies.
Puis, avec le confinement, je n’ai plus eu que mon corps pour expérimenter. J’ai alors réalisé, en collaboration avec la photographe Leslie Moquin, également présente à la Villa, une série de quarante autoportraits photographiques intitulée Quarantaine Vestimentaire. Il s’agissait de costumes et de masques, une « collection printemps-été confinée » réalisée avec les fleurs du jardin de la Villa et la complicité des jardiniers. J’en ai diffusé une par jour sur Instagram. C’est à la Villa que la photographie et l’image ont pris une part plus importante dans mon travail. Petit à petit, je me suis déplacée sur le terrain de l’art. L’exposition ‘Présences’, à la galerie Templon à Bruxelles (2022), conservait encore des traces du monde de la mode. J’avais imaginé une partie de l’exposition comme un « défilé statique » de sculptures, avec une musique composée spécifiquement par Marco Paltrinieri qui a conçu ce que pourrait être la bande-son d’un tel défilé. On reconnaissait de moins en moins le mannequin de couture, mais restaient des pièces en transition, portables : des sculptures vestimentaires. Pour l’exposition ‘Armors’, ces traces ont disparu, le mannequin couture a été comme mangé par la sculpture.

Jeanne Vicerial, Loggia de Cléopâtre, Villa Medicis, 2019

IS : Vous travaillez à partir de corps presque exclusivement féminins ou sans genre (les présences, les armures). Il y a aussi cette idée de faire passer l’intérieur à l’extérieur : les viscères, les organes, mais aussi les fluides, à travers l’apparition de fils roses. Vous mettez en valeur ce que l’on s’attache généralement à cacher en lui donnant un statut de parure cosmique. Peut-on parler d’un engagement féministe délibéré dans votre travail ?
JV : C’est certain, mais je ne veux pas réduire la discussion au corps féminin. Je réfléchis de manière plus générale aux transformations des corps en essayant d’inclure tout type de corps en transformation. Du point de vue de la mode, cela fait trop longtemps que les corps essaient de s’adapter aux vêtements, allant jusqu’à l’emploi contemporain de la chirurgie. Dans mon travail de mode, ce qui m’intéressait était précisément de concevoir des habits qui s’adaptent aux corps réels, et non l’inverse. Ici, je travaille à partir de corps qui correspondent aux canons de la haute couture, mais ce sont des canons impossibles, des corps qui n’existent pas, littéralement des « aliens ». Ici je les allonge encore davantage, intensifiant leur étrangeté. Il me semble que si les représentations scientifiques des étapes de modification des corps, que ce soit l’avortement, la grossesse, l’accouchement, ou tous types de transformations homme/femme ou non binaires, sont tolérées lorsqu’elles permettent la gestion et le contrôle des corps, ces évènements rencontrent une sorte d’hostilité artistique. Je ne conçois pas le corps humain comme ayant une identité a priori à laquelle il faudrait se conformer, mais comme un espace fibré en mutation permanente.

IS : Les œuvres que vous réalisez sont d’une grande technicité, elles relèvent d’un artisanat minutieux et sont aussi très longues à produire. À côté de ce travail manuel d’une immense précision, on trouve également une machine : un bras robotique qui tisse seul. Cela me fait penser à la défense du travail à la main par des artistes tisserandes du début du XXᵉ siècle, comme Anni Albers (1899-1994) pour qui le travail manuel était un moyen de mieux s’engager dans l’industrie. Il permettait de regagner des degrés de liberté perdue. Quel est votre rapport au travail à la main, à l’industrie et à la robotique ?
JV : Chaque pièce de l’exposition est entièrement faite à la main et demande entre 600 et 1 200 heures de travail. Le temps d’installation, de préparation, de « coiffage » est également très long. On est assez nombreuses à l’atelier, car il faut une solution pour pouvoir démultiplier le temps. Il est important de comprendre qu’aucune des pièces de l’exposition n’a été produite avec le bras robotique. Il représente la part de recherche de mon travail. C’est un robot qui, à l’origine, était fait pour emballer des caisses dans un hangar, et a été choisi, ici, pour danser. Il fonctionne à 5 % de ses capacités et il constitue aussi la bande-son de la partie haute de l’exposition. C’est important pour moi d’intégrer une part d’artisanat digital (digital craft) et de mêler dans un même espace artisanat, design et art, sans différence de degré ou de valeur. Quand tu es costumier ou technicien, tu n’es pas considéré au même titre qu’un artiste. Or, je veux que l’on puisse s’interroger sur la façon dont on produit les choses.

VÉNUS OUVERTE #2, 2020, textiles, fils tricotissés (technique déposée), fleurs séchées des jardins de la Villa Medicis

IS : Vos sculptures ont une qualité de mouvement et leur installation propose à chaque fois un type de dramaturgie différent. Vous avez collaboré, aux Magasins généraux, avec des performeurs et performeuses pour leur activation, et à Bruxelles, avec un parfumeur et un musicien. Il s’agit d’une œuvre sensorielle totale. Vous avez également réalisé les costumes de l’opéra Atys d’Angelin Preljocaj, ceux de Sollicitudes d’Hervé Robbe, le costume de la performance Figures de la chorégraphe Dalila Belaza. Comment envisagez-vous l’action de la sculpture textile au cœur de ces différents modes de collaboration ?
JV : J’aime l’idée de sculptures en mouvement et le travail en collaboration. Chaque exposition raconte une histoire de protection qui se reconfigure à chaque fois. Dans le contexte de la production de costumes pour les chorégraphes que vous mentionnez, je trouve important que le costume dépasse sa fonction traditionnelle d’accessoire pour devenir un personnage-matière et qu’il occupe une place structurante dans la construction dramaturgique. La conception des sculptures vestimentaires pour Sollicitudes, qui fut ma première collaboration de ce type, a été fondatrice, car réalisée dans un réel processus de co-construction ; mais je n’en suis qu’au début, et je souhaiterais pouvoir développer cet aspect-là. Dans mon travail, j’invite régulièrement des collaboratrices et collaborateurs à en développer, avec moi, certains aspects. C’est le cas de Louise Ernandez qui a réalisé le film, des trois musiciennes et musiciens qui conçoivent la bande-son sous une forme de cadavre exquis musical, ou des performeuses avec qui je conçois l’activation de certaines pièces. J’aime l’idée que le spectateur vienne faire une expérience. C’est dans cette perspective que j’avais, par exemple, élaboré un parfum pour les sculptures avec Nicolas Beaulieu. Le premier, PH 6.3, synthétise le PH moyen de la peau et se fait l’effluve de la propreté d’un corps. Le second, Étude Vénus n°1, concentre l’odeur d’une fleur, du bourgeon à la fleur fanée. L’expérience est visuelle, olfactive, sonore.

IS : Sur quels projets travaillez-vous aujourd’hui ?
JV : J’en ai plusieurs, notamment de densification des liens entre musique et sculpture. Je réfléchis à la réalisation d’un             « album de sculptures », une série de pièces musicales produites par des musiciens et musiciennes invités qui permettrait de composer un vocabulaire sonore pour les «voix» des sculptures. Je développe également avec Nadine Schütz (plasticienne sonore) et Julia Cima (chorégraphe, danseuse et fasciathérapeuthe) un projet de performances et sculpture-instrument entre le travail de la couture, de la musique et du corps. Ce sont deux projets au long cours. Sinon, nous produisons, avec Nicolas Beaulieu, un nouveau parfum, Armoressensce, qui sera prochainement édité en partenariat avec la revue Nez.

GARDIENNE N°2, 2020, fils, cordes, travail à la main, 184 × 38 × 27 cm

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Jeanne Vicerial, Fondation Thalie, Arles, à partir de juillet 2023.

Ida Soulard est curatrice indépendante, docteure en histoire de l’art (ENS PSL Paris, Sacre) et enseignante (ENSA Bourges, France).

Ce texte reprend des extraits de l’entretien intégralement publié dans le catalogue Armors, publié en 2023 par la Galerie Templon.

Née en 1991, Jeanne Vicerial vit et travaille à Paris. Elle se tourne dès l’adolescence vers la confection vestimentaire. Après des études de costumière puis un Master en Design vêtement à l’École des Arts Décoratifs de Paris en 2015, elle s’engage dans un travail de recherche qui prend la forme d’une thèse de doctorat SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) soutenue en 2019.

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