Du pop avec du pathos ? Les fantômes de George Segal

Essai

L’historien d’art et conservateur Norman Kleeblatt éclaire d’une vision personnelle et rétrospective le travail du plus existentialiste des pop artistes, George Segal.

À la fin de l’année 2010, les visiteurs du Whitney Museum ont pu découvrir la sculpture monumentale de George Segal, Walk, Don’t Talk (1976), dès leur sortie des ascenseurs imposants de son bâtiment brutaliste, le Breuer Building. Cette sculpture saisissante, qui constituait la première salve de l’exposition ‘Singular Vision’, comprenait trois figures humaines grandeur nature, arrêtées à un feu pour les piétons. Un feu de signalisation industriel de récupération plantait le décor ; les figures étaient réalisées selon la technique du moulage en plâtre, physiquement simple, mais complexe, de Segal. L’exposition a permis à ses organisateurs, Dana Miller et le nouveau commissaire Scott Rothkopf (aujourd’hui directeur du Whitney Museum), d’étudier en détail la collection permanente du musée et de sélectionner des œuvres majeures et de grande taille qui n’avaient pas été exposées depuis un certain temps. Il est également important de noter que l’éventail des dix oeuvres présentées n’entrait pas facilement dans les catégories stylistiques claires et les hypothèses canoniques qui étaient encore rigoureusement acceptées à l’époque de la maturité artistique de Segal. Neuf autres œuvres, mises en scène de manière similaire, complétaient l’installation de Segal et comprenaient un environnement d’Ed Kienholz, le  « dernier portrait » de Felix Partz par AA Bronson et une installation inhabituelle, en forme de ring de boxe, par le peintre / dessinateur Gary Simmons. Une œuvre abstraite de l’artiste minimaliste Robert Grovesnor et une sculpture post-minimale importante de Eva Hesse étaient également présentées. La plupart des œuvres exposées exploitaient le poids et la matérialité et utilisaient ou évoquaient la figure humaine. La stratégie n’était pas d’encourager les habituels liens et comparaisons astucieux entre les différents courants, selon la pratique standard des commissaires. En créant des espaces distincts pour exposer chacun des projets mis en avant, les commissaires invitaient plutôt les spectateurs à ralentir, à se concentrer et à interagir intimement avec chaque œuvre, l’une après l’autre.

La sculpture de la maturité de Segal est apparue au moment où le pop art prenait son essor ; ses environnements ont d’abord été isolés du mouvement de l’époque – cool, détaché et obsédé par les médias. Dès le départ, son style de moulage particulier ainsi que l’ambiguité psychologique et la complexité de ses figures ont laissé les critiques perplexes. Il n’était pas facile d’inscrire l’art de Segal dans la matrice de l’art produit à New York au cours des années 1960 et 1970. En 1963, Segal et Warhol ont tous deux été chargés de réaliser les portraits des collectionneurs d’art moderne protéiformes Ethel et Robert Scull. L’œuvre emblématique de Warhol, Ethel Scull, 36 Times, a été achevée cette même année. Le double portrait de Segal a vu le jour deux ans plus tard. Avec des commandes aussi visionnaires émanant des plus grands initiés, les Scull, il était naturel de placer Segal comme chef de file d’un cercle qui, outre Warhol, comprenait notamment Roy Lichtenstein et Claes Oldenburg. Robert Scull a été surnommé en son temps le « pop of Pop » [le Pape du pop], et il espérait être considéré comme  « le type qui avait parrainé les fresques de Giotto ». Il s’ensuit que l’on peut raisonnablement considérer Warhol et Segal comme les portraitistes de la cour du mouvement. Les Scull, qui étaient les plus grands collectionneurs de pop art et d’expressionnisme abstrait, finançaient aussi l’influente Green Gallery de Richard Bellamy, l’écurie à laquelle appartenait Segal [1].

 

Miles & Monique, c.1980. Plâtre et peinture, 122 × 61 × 38 cm

 

La place de l’art de Segal sur la scène contemporaine est très débattue dans la littérature qui lui est consacrée, notamment en ce qui concerne le début de sa carrière. De bien des manières, il reste aussi difficile à placer que son ancêtre et principale influence, le peintre parisien, né en Lituanie, Chaïm Soutine. George et moi avons longuement parlé de sa vénération pour Soutine et de l’influence qu’il a eue sur lui très tôt dans sa carrière. La rétrospective Soutine au Museum of Modern Art, en 1950, a certainement été importante pour le jeune Segal, qui commençait tout juste à faire ses preuves dans les domaines de l’art et de l’histoire de l’art. Je me suis appuyé sur la contribution de Segal pour la programmation autour de la monographie de Soutine que j’ai codirigée au Musée juif de New York en 1998. Comme Segal, en effet, le maître de l’école de Paris n’est pas facile à classer, son style étant en contradiction avec une bonne partie de la peinture de cette école de l’entre-deux-guerres [2]. À l’image de l’expressionnisme non parisien de Soutine de l’entre-deux-guerres – plus allemand que français –, une commentatrice, Joan Pachner, a observé que le pathos des figures isolées et souvent désolées de Segal ne correspondait pas à ce qu’elle a appelé le « pathos émotionnel optimiste » du pop art [3]. Le paradoxe de la formule de Pachner était-il intentionnel ? Martin Friedman, le directeur du Walker Art Center de Minneapolis, qui aime prendre des risques, a qualifié le travail de Segal d’ « anomalie », « son caractère descriptif et introspectif », apparaissant « décalé » par rapport au « commentaire ironique de ses contemporains [du pop art] [4] ».

En bref, Segal lui-même estimait que son travail combinait des éléments formels et expressifs du mouvement précèdent, l’expressionnisme abstrait, et des aspects du phénomène pop. Ses réflexions personnelles offrent une image plus complète de ce qu’il recherchait dans les sensibilités des années 1960, qui étaient en fait marquées par la diversité artistique, la division et la complexité – bien plus qu’on ne le croyait à l’époque. En 1967, le sculpteur George Segal, de South Brunswick, dans le New Jersey, rappelait que la décennie « se caractérisait par une ouverture d’esprit unique ; un empressement à utiliser des formes et matériaux inhabituels et des positions peu orthodoxes dans les œuvres qui étaient produites ; une réticence à accepter les jugements de valeur standard ; une tendance à explorer, agir, vivre et travailler sans jugement ; et un goût pour le mystère, l’inconnaissable et l’ambiguité des choses les plus simples [5] ».

Les observations multidimensionnelles de Segal reflètent une compréhension tout en nuances de cette décennie, comprenant au moins les happenings inventés par son ami proche Allan Kaprow et le mouvement transatlantique Fluxus. Les tentatives critiques visant à trouver une place stable – voire contradictoire – pour Segal dans le cadre habituel de l’histoire de l’art ont toutefois conduit à un élargissement des perspectives sur sa vision singulière. Les principaux commissaires et historiens de l’art ont proposé à tour de rôle des interprétations de son art. L’une des discussions les plus inhabituelles est une visite filmée de l’atelier de Segal par l’historien légendaire et très polyvalent Mayer Schapiro. Par coïncidence, Schapiro, comme Segal, était passionné par l’œuvre de Chaïm Soutine, dont il parlait dans ses cours, et avait contribué à susciter la première rétrospective américaine qui lui avait été consacrée au Museum of Modern Art [6]. L’entretien Segal / Schapiro a été produit et réalisé par Michael Blackwood, le célèbre cinéaste qui a réalisé des documentaires sur de nombreux artistes importants de l’époque, dont Andy Warhol, Jasper Johns, Vija Celmins et Philip Guston. La visite de Schapiro dans le poulailler / atelier aménagé de Segal, à South Brunswick, offre un aperçu intime des intérêts mutuels qui sous-tendaient la relation entre le sculpteur et l’historien de l’art, ainsi que de leurs sensibilités humanistes communes. Dans le film, Schapiro met en lumière certains aspects impressionnants de la sculpture et de la pensée de Segal. Segal commente judicieusement la nature contradictoire de l’idéal de la sculpture grecque à partir de ce qu’il appelle « une parodie abominable de la beauté [moderne] » – le mannequin de grand magasin. De la même manière, il critique l’abstraction émotionnelle de la génération précèdente, celle des expressionnistes abstraits, qui « ignor[ait] la chair et le sang ». Segal propose à Schapiro une longue tournée des bars, en soirée, avec Barnett Newman, qui donne lieu à une discussion sur l’œuvre emblématique de ce dernier, Abraham (1949), l’un des premiers « zips » de l’expressionnisme abstrait. Segal conteste l’expressionnisme abstrait épique, affirmant que l’abstraction très contrôlée de Newman – que celui-ci présentait comme une confrontation personnelle avec son père et avec le patriarche biblique – était devenue si « pure » qu’elle se dissociait de la chair [7].

 

Body Fragment #4, 1980. Plâtre et peinture, 76 × 51 × 13 cm

 

Schapiro remonte par ailleurs à un modernisme plus ancien, comparant l’intérêt de Segal pour le banal en général, et le travailleur en particulier, aux figures de certains tableaux du peintre impressionniste Gustave Caillebotte. Comme on pouvait s’y attendre, les figures des tableaux de Soutine sont mentionnées elles aussi. Autour de 1979, lorsque le film a été tourné, Segal avait déjà ajouté de la couleur à certaines de ses figures depuis près d’une décennie. Schapiro parle des différences entre les couleurs de la nature, comme le vert et l’ocre, et les significations multiples de couleurs plus symboliques, comme le bleu. Dans son approche vaste et érudite de l’art, de la vie et de la littérature, le célèbre historien de l’art et penseur fait appel à Keats et Goethe. Schapiro souligne habilement l’artifice paradoxal des plâtres de Segal, mis en scène dans des scénarios avec de « vrais » objets de la vie quotidienne, récupérés et mis au rebut. En fin de compte, le célèbre historien de l’art trouve du mystère et de l’étrangeté dans ce qu’il appelle les « environnements » de Segal et voit ses figures sculptées comme des « fantôme[s] en trois dimensions [8] ».

D’autres historiens de l’art ont eux aussi sondé en profondeur – symboliquement, métaphoriquement et historiquement – les significations et les effets de l’art de Segal. Quant à Martin Friedman, il a commenté l’ « effort » de l’artiste pour « symboliser la fusion de la matière et de l’esprit » et le fait que cela pourrait conduire à une « expérience kabbalistique [9] ». L’art classique est souvent évoqué à propos de la sculpture de Segal, mais on trouve aussi évidemment des références et résonances bibliques : des figures comme Charon et Vénus ou Abraham et Noé sont mentionnées dans la littérature. Le large éventail de références tirées de l’histoire de l’art couvre des millénaires : la statuaire de l’Ancien Empire égyptien ; Giotto – l’un des artistes préférés de Segal – et Donatello ; mais aussi Degas, Soutine et, naturellement, Hopper. La couleur ajoutée à ses dernières figures a également été discutée en réponse aux abstractions calculées d’Ellsworth Kelly et aux color fields de Barnett Newman. Les influences évidentes de Segal (et son contraste radical avec elles), les sculpteurs John Andrea et Duane Hanson, ont été citées elles aussi. D’importants artistes des générations précèdentes sont intervenus, comme Marcel Duchamp, qui a juxtaposé judicieusement les objets quotidiens déployés par Segal à sa propre invention de Dada au début du XXe siècle. Duchamp disait qu’ « [a]vec Segal, il ne s’agi[ssai]t plus de l’objet trouvé, mais de l’objet choisi [10] ». Il est intéressant de noter que les références littéraires, théâtrales ou cinématographiques sont relativement rares dans les écrits sur Segal. Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est mentionné en référence à son oeuvre inhabituelle – et quelque peu surréaliste – The Costume Party (1972), tout comme, fortuitement, l’œuvre de l’auteur existentialiste Samuel Beckett. Cette rareté reste vraie malgré les fréquentes discussions de Segal sur l’influence que Hollywood a eue sur lui et sa lutte personnelle avec la prévisibilité et les prétentions du cinéma commercial. Les figures de Segal s’apparentent aux personnages des pièces de Sam Shepard qui, quoique plus jeune que lui de presque une génération, était déjà actif au début des années 1960. On peut considérer que l’ « insularité hermétique [11] » des figures / acteurs de Segal – décrits comme des « spectres [12] », des « momies [13] », des « golems [14] » ou des « fantômes [15] » – rejoint la désolation des personnages de Shepard, mais sans son désespoir total. Les premières interprétations du sculpteur de South Brunswick s’accordaient avec l’idée que la « théâtralité « était un mot tabou dans l’art. Mais que sont ses décors sinon du théâtre, malgré la nature subtile, discrète et ambiguë de leur substance émotionnelle ? Ces références contemporaines et, oui, théâtrales, éclaireraient d’un nouveau jour la sculpture de George Segal et la nature de la psyché américaine de l’époque.

George Segal, ‘Nocturnal Fragments’
Templon New York, jusqu’au 28 octobre 2023

NORMAN KLEEBLATT est un conservateur indépendant, critique d’art et l’actuel président de la section américaine de l’Association internationale des critiques d’art. Il est l’ancien conservateur en chef du Jewish Museum de New York. Norman Kleeblatt a organisé de nombreuses expositions majeures, dont « Action / Abstraction : Pollock, De Kooning, and American Art, 1940-1976 » (2008) et « From the Margins : Lee Krasner and Norman Lewis, 1945 – 1952 » (2014). Kleeblatt rédige des essais pour des catalogues de musées et de galeries, ainsi que pour des publications telles que ARTnews, Artforum, Art Journal, Art in America, Hyperallergic et Brooklyn Rail.

[1] Judith E. Stein, The Eye of the Sixties; Richard Bellamy and the Transformation of Modern Art, New York: Farrar, Straus and Giroux, 2016: 20-210, 215, 247. Melissa Rachleff Burtt, Inventing Downtown: Artist-Run Galleries in New York City, 1952-1965, 2017, cat. ex. p.224-225.
[2] Voir Kenneth E. Silver, “Where Soutine Belongs: His Art and Critical Reception in Paris Between the Wars”, dans Norman L. Kleeblatt et Kenneth E. Silver (Eds.), ‘An Expressionist in Paris: The Paintings of Chaim Soutine’, Munich : Prestel, 1998, p. 19.
[3] Joan Pachner, “George Segal” in George Segal, Carroll Janis, and Joan Pachner, George Segal: Bronze, New York: Mitchell- Innis Nash, cat. ex. p. 17.
[4] Martin Friedman, George Segal: Proletarian Mythmaker, Minneapolis, The Walker Art Center, 1978, cat. ex. p. 9.
[5] Barbara Rose et Irving Sandler, “Sensibilities of the Sixties”, Art in America, vol. 55, nÅã 1, janvier-f.vrier 1967, p. 55.
[6] Monroe Wheeler, Soutine, New York, The Museum of Modern Art, 1950 (catalogue d’exposition). Le plaidoyer de Meyer Schapiro pour une é.trospective Soutine aux États-Unis, et à New York en particulier, était très ancien, puisqu’il remontait à peu de temps après la mort de Soutine en 1943 et la fin de la Seconde Guerre mondiale.
[7] Michael Blackwood, producteur, The Artist’s Studio: Meyer Schapiro Visits George Segal, 2018 [1979], film documentaire, consulté le 2 septembre 2023 : https://vimeo.com/ondemand/schapirosegal. Dans un essai de 1986 pour un catalogue sur George Segal à la galerie Sidney Janis, le célèbre historien de l’art Robert Rosenblum utilise des descriptions similaires aux commentaires de Schapiro en 1979. Il y parle de « divergences entre l’artifice et la réalité ». Robert Rosenblum, George Segal, New York: Sidney Janis Gallery, 1986, cat. ex.
[8] Ibid.
[9] Martin Friedman, George Segal, op. cit., p. 23.
[10] Jan Van Der Marck, George Segal, New York, Abrams, 1975, p. 26.
[11] Sidra Stich, Made in U.S.A.: an Americanization in modern art, the ’50s & ’60s, Berkeley: University Art Museum, University of California, Berkeley: University of California Press, 1987, cat. ex. p.72.
[12] Sam Hunter, George Segal, New York: Rizzoli, 1989, p.6.
[13] Allan Kaprow, “Segal’s vital mummies,” Art News, February 1964, pp. 30-34.
[14] Sam Hunter, op. cit., p. 6.
[15] Meyer Schapiro in Michael Blackwood Productions, op. cit.